Autoportrait
Je suis né en 1920 à Paris, dans un appartement où je suis finalement revenu, après avoir passé ma vie sous d’autres cieux. Mais à 93 ans, les 5 étages sans ascenseur me paraissent aujourd’hui beaucoup plus abrupts que jadis. Elevé par ma mère veuve, je n’ai pas connu mon père, et ma jeunesse s’est déroulée au milieu de graves difficultés matérielles. Mes études ont été chaotiques, et le certificat d’études reste mon principal diplôme.
J’ai 20 ans en 1940, et c’est à bicyclette, que je quitte Paris, englué dans la débâcle. Pour échapper aux Allemands, je passe les années d’occupation dans les Chantiers de Jeunesse. En 1943, j’entre en relations avec le Corps Franc Pommiès, important groupe de résistance du sud-ouest avec lequel je participe, en 1944, à la reconquête du territoire. Il me semblait indispensable de vivre la Libération sur le terrain et non dans un bureau. Je suis blessé dans les Vosges, et c’est le bras en écharpe que j’intègre l’Ecole des Cadres de la 1e Armée, d’où je sors néanmoins aspirant, juste à temps pour participer à la campagne d’Allemagne, au sein de la 3e Division d’Infanterie algérienne.
Au cabinet du Ministre de l’Air, je suis l’homme à tout faire, et il m’arrive même de rédiger, à l’occasion , quelques discours du ministre, et de tenir le micro pour la présentation de fêtes aériennes au Bourget. Je parcours aussi l’Afrique française, mais je rêve toujours d’Indochine. J’emprunte parfois un Rolleiflex pour faire des photos de vacances, mais mon salaire reste peu élevé, et je n’ai pas les moyens de posséder un appareil personnel.
Ho-Chi-Minh est reçu à Paris avec tous les honneurs dus à un chef d’état. Au cours d’une fête aérienne, je suis même chargé d’essayer (vainement) de lui vendre des avions français. Mais quand il retourne dans son pays, Ho Chi Minh est tancé par Moscou. L’indépendance ne doit pas être négociée autour d’un tapis vert. Elle doit se conquérir par les armes, dans le feu et dans le sang. A l’image de la Révolution française. La leçon est comprise et les attentats commencent à se multiplier au Tonkin. C’est le début de la Guerre française d’Indochine, qui ne se terminera qu’à Diên Biên Phu.
J’achète donc un Rolleiflex, l’appareil utilisé à l’époque en Indochine par tous les correspondants de guerre, et je commence à photographier ce qui m’entoure. Les sujets ne manquent pas. Je participe à toutes les missions aériennes d’envergure, certaines extrêmement périlleuses. La photo s’ajoute simplement à mes nombreuses autres fonctions. Le général de Gaulle me décorera même par la suite de la Légion d’honneur, pour tous les dangers encourus. La guerre se durcit. Dans un souci d’efficacité, je me ferai déposer au milieu des camps retranchés successivement encerclés par les divisions Vietminh : Hoa-Binh, Na-San, Diên Biên Phu, afin de témoigner, vu d’en bas, par la photo et par le micro, de l’importance décisive de l’appui aérien dans les grandes opérations en cours. Mes photos de la bataille de Na-San deviendront légendaires, et mon radioreportage fera aussi des vagues.
C’est tout à fait par hasard que j’échapperai au désastre de Diên Biên Phu, la piste, bombardée, étant devenue impraticable au moment où mon avion allait s’y poser.
Au début, pourtant, les choses se présentent bien. Mon premier album, Ciel de Guerre en Indochine, a rencontré un vif succès. Les 10 000 exemplaires tirés ont tous été vendus par souscription, les droits étant intégralement versés aux oeuvres sociales de l’Armée de l’Air. En outre, les Japonais, qui viennent de découvrir mes photos de Saigon, me saluent, à ma grande surprise, comme un des photographes majeurs de l’époque. La revue Asahi Camera me réserve 16 pages. Un des plus importants musées américains, Smithsonian Institution, consacre à mes photos du Viêt-Nam une exposition itinérante, Faces of Viet Nam, qui parcourt les Etats-Unis pendant plusieurs années.
Je rentre à Paris plein d’espoir. Je rêve de devenir reporter à Paris-Match, et d’apprendre enfin mon nouveau métier. Je réussis à obtenir un rendez-vous. J’arrive avec mes albums publiés, et un paquet de mes meilleures photos.Le directeur repousse le tout avec dédain. « Maintenant, Monsieur, tout le monde fait de bonnes photos. La seule chose qui compte, c’est de savoir par qui vous êtes recommandé ! ». Je n’étais pas recommandable, et je suis parti.
Je suis donc retourné travailler à Angkor. C’est là que je reçois en 1956 un télégramme du producteur Jean-Paul Guibert, qui me demande de faire les photos du film Mort en Fraude, que Marcel Camus va tourner en Indochine, d’après un livre de mon ami Jean Hougron. Non pour mon éventuel talent, mais pour économiser le voyage d’un photographe parisien.

Le photographe de plateau est alors un technicien aux fonctions mal définies. On lui demande surtout de faire une photo, place caméra, à la fin d’un plan et de disparaître illico. Car il dérange tout le monde, et fait perdre de l’argent à la production, pour laquelle chaque minute doit être rentable. Mais ses fonctions de presse-bouton ne lui permettent de prétendre qu’à un salaire médiocre, aligné sur celui des machinistes débutants. En outre, on ne sait trop quoi faire de ses photos, qui n’intéressent guère que la script en quête de raccords.

Pourtant, c’est à ce moment qu’apparaît Jean-Luc Godard, qui se lance dans le tournage d’A Bout de Souffle. Un souffle nouveau bouleverse le monde du cinéma. A la grande inquiétude du producteur qui s’indigne de voir Godard écrire ses dialogues sur une table de café, avant de renvoyer chez eux les techniciens parce qu’il n’a pas d’idées ce matin-là. Les règles sacro-saintes du cinéma de papa sont envoyées aux orties.
J’effectue un reportage au jour le jour, de ce tremblement de terre. Mais je me garde de faire état des succès photographiques que j’ai déjà obtenus en Indochine.

Mais je dois trouver de nouveau du travail. Je propose mes services à François Truffaut, qui m’accueille à bras ouverts. Je participe au tournage de films inoubliables. Mais le salaire du photographe de plateau, bloqué syndicalement, demeure toujours aussi bas, et, lassé, je finirai par quitter le cinéma.
Car l’éditeur Dargaud me propose ce qui m’apparaît comme un pont d’or après les salaires dérisoires du cinéma : diriger une revue de romans-photos, média très en vogue à l’époque. J’en ai appris la technique chez Hubert Serra, un des créateurs français de la formule. Je suis aux anges. Je peux écrire des scénarios, choisir et diriger les comédiens, et faire des mises en scène dont je règle les lumières. J’adapte Balzac, Maupassant, Zola et Tchékhov.
Tout se passe comme au cinéma, mais sans caméra ni ingénieur du son. Avec la réflexion des flashs dirigés vers les murs, en guise de projecteurs. Cette méthode d’éclairage a d’ailleurs été fidèlement reprise pour le tournage des films de la Nouvelle Vague, et les critiques, qui n’ont jamais feuilleté un roman-photo, ont crié au génie.
En quelques années, je me remets financièrement à flot, jusqu’au jour où Dargaud vend la revue florissante à des éditeurs belges trop gourmands, qui sabotent sa distribution, et l’asphyxient en quelques mois.
Mais, en 1967, lorsque je retourne en France, mon travail terminé, je suis loin de prévoir tout cela. Je fais escale à Moscou, où je décide de rester une semaine en simple touriste. Mais toujours l’inattendu arrive. Une suite d’évènements rocambolesques me permet de photographier, en gros plan, dans une exposition pourtant très surveillée, les fusées secrètes soviétiques Korolev, avant qu’elles rejoignent Baïkonour, leur base de lancement. Incroyablement, tout se passe bien, sauf que, le lendemain, la police russe vient m’arrêter à l’aéroport. Je me vois déjà au goulag, ou pire encore.

Mais, après avoir été détenu pendant deux heures dans un sombre bureau moscovite, je suis relâché, sans la moindre explication. Avec, toujours, dans mes poches, les bobines de films compromettantes.
Car aucune loi ne précise qui est propriétaire de ces négatifs, dont les droits appartiennent, certes aux photographes, mais que les productions conservent comme otages, sans pouvoir s’en servir. Elles préfèrent prétendre que ces négatifs ont été égarés, en attendant des jours meilleurs.Mais l’Indochine vit toujours. Au début des années 2000, M. Nicolas Warnery, consul de France à Saigon (devenu Ho Chi Minh Ville) constate que les photos aériennes de la ville qui figurent dans mon album Saigon, révèlent un aspect intéressant et surprenant du paysage urbain des années 50.Il me téléphone à Paris, pour savoir si je dispose encore de photos du même genre. Par chance, j’en ai conservé un plein carton. Des photos d’ailleurs sans prétention, prises au retour de missions, par la porte ouverte du Dakota. Mais devenues aujourd’hui les images irremplaçables du passé d’une grande ville.Et en 2005, l’exposition Saigon 1955 / Ho Chi Minh Ville 2005, juxtaposera mes photos, et celles plus récentes, prises par l’Armée de l’Air vietnamienne.
Installée dans un parc en plein centre de la ville, elle restera ouverte gratuitement au public pendant trois mois, jour et nuit. Toute la ville défilera devant ses panneaux, les enfants des écoles guidés par leurs instituteurs. La presse estime que plus d’un million de visiteurs l’auront parcourue. Et je serai décoré, au cours d’une cérémonie, par mes adversaires d’hier, aujourd’hui reconnaissants.

Au cours des années suivantes, j’endosse ma casquette d’archéologue, déjà étrennée à Angkor, et confortée par le fait que je suis membre de la Société Française d’Archéologie depuis 1960. Je consacrerai désormais deux mois par an à parcourir les routes d’Europe, pour photographier, avec l’aide infiniment précieuse de Kaoru, mon épouse japonaise, les sculptures romanes majeures, disséminées de la Norvège à la Sicile, et de l’Irlande à la Pologne. J’ai ramené plus de 30 000 photos d’ abbayes et de cathédrales romanes, mais aussi de modestes églises de villages ou même de hameaux, dont certaines recèlent pourtant d’authentiques chefs d’oeuvres, datés pour la plupart du XIIe siècle. Les conditions de prises de vues ont été parfois très difficiles, mais cette exploration m’a permis d’effectuer quelques découvertes mémorables.
Car cette partie de notre précieux héritage culturel n’est connue que de rares spécialistes, et la découverte de ces photos sera probablement une révélation pour le grand public. Et aussi pour les universités du monde entier, frustrées d’images récentes en couleurs de toute cette partie de notre patrimoine médiéval.
En résumé, je constate que j’ai passé une partie de ma vie à photographier ce qui me plaisait, sans me préoccuper de la rentabilité immédiate de mes travaux, ce qui était très imprudent.
Mais je ne le regrette pas. J’ai vécu librement, ce qui n’a pas de prix.
Raymond Cauchetier
Paris, juin 2013